"Est-ce par l’ongle long qu’il porte au petit doigt / Qu’il s’est acquis chez vous l’estime où l’on le voit… / Et sa façon de rire et son ton de fausset / Ont-ils, de vous toucher, su trouver le secret ?"
Ce portrait-charge de Clitandre dans Le Misanthrope est la seule allusion aux gays de l’époque, dans l’oeuvre de Molière. Si le poète ne craint pas de faire la satire des précieuses, des dévots, des médecins, il se montre d’une étrange discrétion (indulgence ?) envers ses contemporains homosexuels. Il ne peut ignorer que Monsieur, frère de Louis XIV, Condé, Vendôme… ont le goût des garçons. Certes il ne peut oser s’attaquer directement à des personnages illustres, mais pourquoi Molière, toujours prêt à railler la nature humaine, ne se
moque-t-il pas des homosexuels, comme l’on fait de nombreux poètes avant lui ? Il est pourtant le contraire d’un conformiste.
Dans sa jeunesse, il fréquente le Cercle des libertins de Gassendi, où il rencontre Cyrano de Bergerac et Chapelle, homosexuels devenus discrets, depuis que Théophile de Viau, un des membres de la confrérie, a été condamné au gibet pour sodomie. Dès son installation à Paris, Molière devient l’ami intime de cette joyeuse bande, ainsi que de Lully, dont la passion pour les garçons est connue. Certes, on ne partage pas toujours le goût des amis que l’on fréquente. Si l’on ne connaît aucune liaison de Molière avec un jeune homme c’est probablement qu’il n’en existe aucune… du moins jusqu’en 1666.
Depuis février 1662, il est l’époux d’Armande Béjart et le ménage se dispute sans cesse. En 1666, Molière remarque dans la troupe du duc de Savoie, Michel Boyron, dit Baron, âgé de 13 ans. Séduit par le joli comédien, il l’invite à souper chez lui, lui fait faire un habit neuf et « le fait coucher chez lui pour avoir plus de temps de connaître ses sentiments… », nous dit Grimarest. Le lendemain, il lui donne six louis d’or et obtient du roi la permission de le garder dans sa troupe. Le biographe poursuit :
« Le jeune Baron est installé chez les Molière, on ne peut s’imaginer avec quel soin Monsieur Molière s’applique à le former dans ses moeurs comme dans sa profession. » Mieux encore, le poète écrit pour Baron, le rôle du berger Myrtil dans Mélicerte, et il se distribue le rôle de Lycarsis. Dans cette comédie pastorale, Lycarsis est « cru le père de Myrtil » et les quelques répliques entre Baron et Molière son ambiguës :
« Eh bien, si ces raisons ne vous satisfont pas. Celle-ci se fera : j’aime d’autres appas. – Mais savez-vous morveux, ce que c’est que d’aimer ? – Sans savoir ce que c’est, mon coeur a su le faire. – Mais cet amour me choque et n’est pas nécessaire. – Vous ne deviez donc pas, si cela vous déplaît. Me faire un coeur sensible et tendre comme il est. – Mais ce coeur que j’ai fait me doit obéissance. – Oui, lorsque d’obéir il est en sa puissance. – Mais enfin, sans mon ordre, il ne doit point aimer… »
Aucun exégète n’a relevé cet étrange dialogue entre le maître âgé de 40 ans et son élève qui en a 13. Naturellement, Armande est jalouse du chérubin et demande à Molière de le chasser. Le poète refuse. Alors sa femme change de tactique : elle ne cesse de persécuter Baron, lui rend la vie intenable, au point qu’il en est réduit à s’enfuir. Qu’en dit le chroniqueur de l’époque ?
« Le jeune acteur ayant essuyé les mauvais traitements de Madame Molière retourna avec ses premiers camarades. »
Que va faire Molière ? Lui qui a toujours pris ombrage des assiduités de nombreux seigneurs qui assiégeaient sa femme, il pourrait comprendre, accepter ce juste retournement de situation et s’incliner devant la jalousie de son épouse. Il ne peut oublier la dénonciation dont Lully a été victime. L’affaire a été étouffée par le roi, et Molière, écrivain célèbre, directeur de la plus fameuse troupe de théâtre peut espérer la même indulgence royale. Mais ne peut-il craindre néanmoins la vengeance d’une femme offensée et le déshonneur d’une accusation publique ?
N’importe, sa passion est la plus forte. En dépit du qu’en-dira-ton, Molière va chez le fugueur, le supplie, le cajole… et le ramène sous le toit conjugal. Baron reste à demeure, Madame devra le supporter, son époux le lui impose.
Dans La Fameuse Comédienne, anonyme paru en 1688 attribué (sans preuves) à Racine ou à La Fontaine, on lit : « Las des tromperies de sa femme, Molière s’alla mettre en tête de s’attacher au jeune Baron, dans l’espérance de trouver plus de solidité dans l’esprit des hommes que dans celui des femmes. Il tenait Baron chez lui, en le gardant à vue dans l’espérance d’en être le seul possesseur. De quoi lui servit tout cela ? Il était écrit dans le ciel qu’il serait cocu de toutes les manières. Le duc de Bellegarde fut un de ses plus redoutables rivaux ; l’amour qu’il avait pour Baron allait jusqu’à la profusion : il lui fit cadeau d’une épée dont la garde était d’or massif, et rien ne lui était cher de ce que Baron pouvait souhaiter. Molière s’en étant aperçu, fut trouver Baron jusque dans son lit, et prit un ton d’autorité pour empêcher la suite d’un commerce qui le désespérait. Il accompagna ses réprimandes de quelques présents et fit promettre à Baron qu’il ne verrait plus le duc. »
À ce moment, commencent à courir des rumeurs sur la trop vive affection que porte le maître à son élève. Qu’en était-il exactement ? Il est certain que Molière éprouve pour Baron plus qu’une simple amitié.
Le fait qu’ils aient cohabité n’est pas la preuve d’une relation amoureuse. Cependant le récit de Grimarest laisse entendre que la jalousie d’Armande est justifiée et que les relations maître-élève permettaient à Molière d’être plus qu’un « père spirituel ». Le 17 février 1673, Molière se trouve mal pendant la représentation du Malade imaginaire. Il va se reposer dans la loge de Baron. Le jeune comédien, marchant à côté de la chaise à porteurs, accompagne Molière chez lui. On peut s’étonner de l’absence d’Armande, Molière meurt sans avoir revu sa femme. C’est Baron qui va annoncer à Louis XIV la triste nouvelle du décès.
Le « fils spirituel » de Molière poursuit sa carrière de comédien et commence à écrire des pièces. Treize ans plus tard, le 29 janvier 1686, on crée L’Homme à bonnes fortunes, comédie de Baron dans laquelle Moncade, le protagoniste, est poursuivi par les femmes, mais offre cette particularité de n’être l’amant d’aucune d’elles. À la dernière scène de l’acte III, ce n’est plus une femme mais un jeune homme, le petit chevalier, qui fait à Moncade des agaceries :
« Je veux vous baiser. – Voilà qui est fait. – Encore une fois. – Eh bien, c’est assez, petit fripon, tu gâtes ma perruque. – Oh ! il est vrai que je lui ai fait un gros bobo. »
Avec ce badinage ambigu, il est possible que Baron ait voulu évoquer sa rencontre avec Molière. C’est peut-être ce que pensaient les spectateurs qui ont fait un succès à cette pièce très médiocre.
Pourquoi aucun historien ne s’est-il penché sur cet épisode particulier de la vie de Molière, racontée par Grimarest ? Le biographe est digne de foi puisqu’il a composé son récit d’après les renseignements fournis par Armande et Baron. On peut même supposer que les protagonistes sont restés discrets, et n’ont pas été au bout de leurs confidences…