Ibrahim, « effrayé de ces faveurs », prie le sultan de ne plus lui confier de nouvelles responsabilités. Au contraire, Soliman donne des pouvoirs toujours grandissants à son amant.
Difficile de raconter la vie de Soliman dit « le Magnifique », dixième sultan de l’empire Ottoman, de 1520 à 1566, sans évoquer sa relation avec Ibrahim.
« Le Grec Ibrahim, d’une grande beauté, est le favori du Sultan qui ne le quitte pas un moment, de jour comme de nuit, et le comble de faveurs, écrit ainsi l’ambassadeur de Venise. Soliman partage sa couche, on le nomme “Has oda basi” c’est- à-dire ”esclave de la chambre”. »
Ibrahim naît à Parga, petit village de la côte adriatique en face de l’île de Corfou. Il est capturé par des pirates, vendu comme esclave à une veuve de Manisa qui l’élève comme son propre fils et lui donne une remarquable instruction. Le jeune garçon, en plus du grec, sa langue natale, apprend à lire et écrire l’italien, le persan et le turc. A ses exceptionnelles facultés intellectuelles auquel il ajoute un talent de musicien. Élevé à l’école des pages du Palais, Ibrahim entre au service du jeune prince Soliman, alors simple gouverneur de Manisa, qui, séduit par ce garçon grand, mince et plein d’esprit, en fait son amant. La bisexualité était depuis longtemps une pratique courante chez les sultans. Sitôt sur le trône, Soliman en fait son favori en le nommant Grand fauconnier.
Lorsque Soliman prend le pouvoir, l’empire Ottoman est déjà une grande puissance qui a annexé la Syrie et l’Égypte. Le nouveau sultan lorgne alors vers de nouvelles conquêtes à l’ouest. Dans cette entreprise, son grand ennemi se nomme Charles Quint. Devenu empereur du Saint Empire germanique l’année précédente, catholique intransigeant, le roi d’Espagne ne supporte pas le pouvoir grandissant des Turcs, il veut faire de la Méditerranée « un lac espagnol ».
Le conflit entre l’Occident et l’Orient débute em 1520 et ne s’achèvera qu’à la fin du siècle. Pour l’instant, au grand dam de Charles Quint, Soliman vole de victoire en victoire. Mais l’empire Ottoman est grand, et le sultan n’a pas le don d’ubiquité. Soliman, certain de la fidélité d’Ibrahim, l’envoie donc reprendre autorité sur l’Égypte et la Syrie. Le favori réussit cette mission de main de maître et rentre au Caire em vainqueur. Grâce à la nouvelle administration mise en place par Ibrahim, ces deux pays demeureront sous la domination des Turcs jusqu’à la campagne de Bonaparte.
Quand Soliman n’est pas aux côtés de son amant, il lui témoigne son affection par des correspondances quotidiennes. Chroniqueur de l’époque, Michel Baudier raconte :
« Ibrahim – effrayé de ces faveurs – prie le sultan de ne plus lui confier de nouvelles responsabilités. Tout au contraire Soliman continue à lui conférer des pouvoirs grandissants. » En 1523, il est nommé Grand vizir, la fonction suprême, directement sous les ordres du sultan. Ibrahim commande l’administration et l’armée, et quand Soliman part en guerre, Ibrahim demeure le seul maître au palais et prend toutes les décisions. Il tient le « divan », c’est-à-dire le conseil qui possède l’autorité sur tous les fonctionnaires du plus puissant empire de son temps.
À Istanbul, Ibrahim se fait construire, près du sérail, un somptueux palais. C’est là qu’il se marie avec Hadice Hanim, soeur du sultan. Les ambassadeurs conviés sont ébahis de la splendeur de la cérémonie et des marques d’amour que Soliman témoigne en public à celui qui devient son beau-frère, un genre de « transfert » assez courant à l’époque. De cette union naîtra en 1524 Selim, qui succédera à Soliman sur le trône, en 1566.
En 1526, Soliman se lance à la conquête de la Hongrie, dont l’armée est écrasée à la bataille de Mohács. Ibrahim et Soliman ont combattu côte à côte.
« C’est la prudence et l’ardeur guerrière du grand vizir Ibrahim qui donne à l’Islam sa plus grande victoire sur les Infidèles », rapporte l’historien Peçevi. Devenu l’arbitre des royaumes du Danube, Soliman estime que la voie est maintenant libre jusqu’à Vienne. Conscient du péril, le monde chrétien va s’unir, et même les protestants d’Allemagne, hostiles au très catholique Charles Quint, vont venir au secours de Ferdinand d’Autriche. Remarquablement défendue, Vienne résiste aux assauts des Turcs alors que l’hiver est défavorable aux assiégeants.
Soliman se résout à signer une trêve et donne l’ordre de la retraite. Après une marche difficile dans la neige et les chemins boueux où périt une partie de son armée, le sultan rentre à Istanbul. Comme Napoléon le sera pendant la campagne de Russie, Soliman a été vaincu par le climat hostile.
Cet échec n’a pas mis à mal la relation entre Soliman et Ibrahim
(« Le sultan donne toujours davantage de pouvoirs à son favori », rapporte l’ambassadeur de Venise), mais le sultan doit aussi songer à sa succession, il lui faut un héritier. Il décide d’épouser la Russe Roxelane, une des femmes de son harem. Devenue sultane sous le nom d’Hürrem, Roxelane fait tout pour évincer Ibrahim.
Elle conteste toutes les décisions politiques du Grand vizir. Par exemple, elle pousse le sultan à faire la guerre à la République de Venise, alors qu’Ibrahim y est opposé. Em février 1536, Ibrahim signe au nom de Soliman un traité d’alliance avec François 1er contre Charles Quint. Le roi de France allié des « infidèles » ! La stupéfaction et la réprobation sont unanimes dans le monde chrétien. Ce traité est le dernier acte politique d’Ibrahim : un mois plus tard, le 15 mars 1536, dans sa chambre au palais de Topkapi, Ibrahim est assassiné pendant son sommeil, étranglé avec un lacet. Consciente qu’Ibrahim vivant, elle ne régnerait jamais complètement sur le coeur, l’esprit et les sens de Soliman, Roxelane est l’instigatrice du crime. La chambre où dormait Ibrahim était voisine de celle de Soliman, qui était donc forcément complice de l’assassin de son amant. Roxelane avait réussi à persuader son époux qu’Ibrahim, devenu trop puissant, rêvait de le détrôner. Elle fit état d’une conspiration qu’aurait ourdie Ibrahim avec l’aide des Perses.
Après l’assassinat d’Ibrahim, Roxelane retrouve toute son autorité sur Soliman. Aucun autre favori ne partagera désormais le pouvoir. Cela n’empêchera pas, bien entendu, le sultan de prendre d’autres amants parmi les pages du palais, comme le jeune Croate Rustan, mais plus jamais il ne confiera le moindre pouvoir à ses favoris. Ibrahim demeurera dans l’histoire celui qui au côté de Soliman aura participé activement à l’âge d’or de la civilisation ottomane. La Méditerranée n’est alors pas le « lac espagnol » dont rêvait Charles Quint. Bien au contraire, les vassaux du sultan et les corsaires de Barberousse, en ont fait un lac turc !
Michel LARIVIERE, Historien