Talleyrand, pour désigner les trois consuls – Bonaparte, Cambacérès et Lebrun –, utilisait les trois démonstratifs latins, masculin, féminin et neutre : hic (celui-ci), haec (celle-là) et hoc (cette chose).
Cambacérès, pour Talleyrand, est « celle-là », cela dit sans réelle méchanceté. Les opposants à l’Empire l’appelaient, eux, « tante Urlurette ».
Un jour, toujours selon Talleyrand, Cambacérès arrive en retard au Conseil des ministres. Confus, il déclare : « Excusez-moi, sire, j’étais avec une dame… » Et Napoléon lui répond : « La prochaine fois, vous direz à cette personne : prends ton chapeau, ta canne et va-t’en ! » L’homosexualité de Cambacérès était en effet de notoriété publique, et l’empereur s’en amusait.
Jean-Jacques-Régis de Cambacérès naît le 18 octobre 1753 à Montpellier. Fils du maire de la ville, alors qu’il est pensionnaire au collège des jésuites, il est surpris en conversation amoureuse avec un petit camarade. Le père supérieur le tance en ces termes : « Si vous persévérez dans ces pratiques infâmes, vous ne réussirez jamais dans la vie, vous serez un paria, méprisé par tout le monde. » Ce bon père ne pouvait prévoir la longue carrière politique de son élève…
Étudiant à la faculté de droit, et reçu avocat – avec dérogation d’âge – en novembre 1774, initié franc-maçon à la loge de Montpellier, il est acquis aux idées nouvelles. Sans être misogyne, il n’est pas attiré par les femmes. Mais il doit être prudent. Il donne le change en fréquentant les salons, en faisant le joli coeur auprès de ces dames. En 1790, il est élu procureur-syndic du district de Montpellier. Désormais on vote pour l’élection des juges. Porté à la présidence du tribunal, il abandonne sa particule mais se tient en marge des luttes fratricides qui déchirent les révolutionnaires. À 39 ans, il est élu député à la Convention nationale. De provinciale sa carrière devient nationale. Il est élu président du Comité de législation. Son travail pour réformer l’administration de la Justice est considérable.
Trois jours après la mort de Louis XVI (qu’il a votée), guillotiné le 21 janvier 1793, Cambacérès est nommé secrétaire de la Convention. À mesure que la Révolution devient plus violente et plus sanglante, il louvoie en s’efforçant de se tenir à l’écart des extrêmes. Son travail juridique lui permet de ne pas s’impliquer dans les luttes politiques. On apprécie son expérience : Robespierre et Fouché sont âgés de 35 ans, Tallien et Saint-Just, de 27. Tous jeunes et… très beaux, ce qui n’est pas pour lui déplaire.
Lorsque la Terreur prend fin, Cambacérès offre un profil rassurant, si bien qu’en octobre 1794 il est élu président de la Convention, puis en novembre, au Comité de salut public. Sa prise de pouvoir s’est faite en douceur. Le Comité est le vrai gouvernement qui dirige le pays. Parallèlement, il poursuit sa réforme juridique qui va lui permettre de contrer une manoeuvre de ses ennemis. L’article 16 du projet de Constitution prévoit en effet que « tous les députés doivent être mariés ou veufs ». Le voilà obligé de plaider pour… les « célibataires » : « On peut avoir de grandes qualités et n’être pas marié ! » Finalement, les mots « marié ou veuf » seront retirés de la Constitution.
Écarté du Directoire, il rentre en politique en devenant ministre de la Justice en 1799. Cambacérès fait nommer son petit ami, Lavollée, chef de la Correspondance. Lavollée est un garçon d’une grande beauté qui, malgré la différence d’âge (il a vingt-trois ans de moins que Cambacérès), restera jusqu’au bout son compagnon et son fidèle secrétaire. Cambacérès n’a jamais caché sa préférence sexuelle, et la présence d’Olivier lui est indispensable. Depuis les premières années de la Révolution jusqu’à sa mort, il vivra à ses côtés, dans une sorte de conjugalité discrète. Lavollée le protège des aventures dangereuses, et, comme il est bisexuel, Cambacérès le mariera à l’une de ses nièces.
Après son coup d’État du 18 Brumaire, Bonaparte choisit Cambacérès comme second consul. « Celle-là » devient donc, à l’âge de 46 ans, le second personnage de l’État. Au chaos révolutionnaire succède une société organisée. Le Code civil de l’Empire est l’oeuvre de Cambacérès, mais on lui attribue faussement la responsabilité d’un article favorable à l’amour entre hommes. C’est le Code révolutionnaire de 1791, soucieux de faire table rase des principes du christianisme, qui avait annulé la loi punissant de mort tout acte de sodomie. En fait, la Révolution exprimait plus son anticléricalisme qu’une réelle sollicitude envers les « sodomites ».
Lorsque Napoléon se fait couronner empereur, il nomme Cambacérès archichancelier de l’Empire, au premier rang derrière sa famille de sang. Dans le tableau de David qui immortalise la scène du couronnement, Cambacérès figure en bonne place. Il s’installe dans un hôtel particulier de la rue Saint-Dominique. Au premier étage, l’architecte prévoit « un appartement pour madame la duchesse »… Il servira pour ses amis. Lavollée habite là avec sa femme. Il a maintenant 30 ans, mais est toujours aussi beau. Cambacérès lui a fait construire une baignoire en forme de… coeur.
L’Empereur ne l’a pas obligé à se marier, mais lui a conseillé de prendre une « maîtresse officielle » pour faire taire les rumeurs sur son compte. Cambacérès aime beaucoup le théâtre et se lie d’amitié avec mademoiselle Cuizot, qui possède un type androgyne et joue régulièrement en travesti. Au début de leur liaison, l’actrice tombe enceinte. Dans l’entourage de l’Empereur, on félicite Cambacérès, qui aurait osé cette réponse leste : « Non, je ne suis pas le père, je n’ai connu mademoiselle Cuizot que postérieurement. »
Durant toutes les campagnes de Napoléon, l’archichancelier assure l’intérim du pouvoir. Pendant la désastreuse campagne de Russie, Cambacérès est même régent de l’Empire. Il reste fidèle à Napoléon jusqu’à sa chute. En mai 1814, Louis XVIII supprime d’un trait de plume les fonctions politiques de Cambacérès, qui cherche à se faire oublier. Mais les caricaturistes se déchaînent contre sa différence sexuelle. On voit, par exemple, Napoléon le sodomisant… Comme il a repris le ministère de la Justice pendant les Cent-Jours, après Waterloo, les caricatures et pamphlets contre lui recommencent à fleurir. La réaction ultraroyaliste va devenir très violente.
Decazes, nommé ministre de la Police, l’informe qu’il doit s’éloigner et lui signe un passeport pour les Pays-Bas. Cambacérès s’installe finalement à Bruxelles, où Olivier vient le retrouver. Au début de 1818, Decazes devenu Premier ministre et favori de Louis XVIII (Têtu n°153), le régime se libéralise. Cambacérès peut compter sur la fidèle amitié de ce franc-maçon. Au printemps 1819, il revient à Paris. En juillet 1821 lui parvient la nouvelle de la mort de Napoléon.
Cambacérès consacre désormais son temps à l’histoire. Adolphe Thiers, un jeune avocat, écrit sous sa dictée – c’est lui qui publiera ses Mémoires. Le 1er mars 1824, en sortant de table, Cambacérès est atteint d’une attaque cérébrale et meurt une semaine plus tard. Le 12 mars, il est enterré au Père-Lachaise avec tous les honneurs civils et militaires.
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Cambacérès « maréchale » d’Empire