Charles TRENET
(1913-2001)
Le compositeur est précoce: à l'âge de cinq ans, lorsqu'on lui demande qui lui a appris ce qu'il chantonne, il répond "Personne, c'est moi qui invente." A sept ans, après le divorce de sa mère, il souffre d'être pensionnaire et attrape la fièvre typhoïde. Maladie bénéfique! Sa mère, l'ayant ramené au foyer, jouera du piano pendant toute la journée pour le distraire. C'est ainsi qu'il apprendra la musique et composera,
uniquement avec l'oreille, sans jamais apprendre le solfège.
A Perpignan, Trenet rencontre Albert Bausil, cinquante ans, poète, comédien, directeur de Journal, personnalité incontournable du Roussillon, qui deviendra son Pygmalion. Entre l'homme et l'enfant va se nouer une relation amoureuse, qui deviendra sexuelle. Rencontre capitale pour le développement intellectuel et artistique de Charles. Albert va exposer les premières toiles de son favori, lui ouvrir sa bibliothèque, lui faire découvrir non seulement les classiques, mais aussi les auteurs et poètes contemporains qui nourriront l'inspiration du futur chanteur, et même publier les premiers poèmes de l'adolescent dans son Journal Le Coq Catalan.
Dès l'âge de quinze ans, Charles fuit l'autorité paternelle qui lui reproche " ses mauvaises fréquentations" et partage l'appartement d'Albert. Cette intimité attire évidemment les commentaires malveillants des habitants de Perpignan. Sacrifiant sa liaison pour laisser Charles voler de ses propres ailes, Albert parvient à persuader Lucien Trenet de laisser son fils entrer à l'Ecole des Arts décoratifs à Paris. Charles, qui n'a nullement l'intention d'être architecte, compte sur une pension paternelle pour des études qu'il ne suivra pas longtemps.
En effet, dès octobre 1930, il est assistant au studios Pathé de Joinville. Dans sa correspondance il raconte ses amours multiples à Bausil qui continue à l'aider financièrement. Mais sa vie sexuelle débridée va lui attirer des ennuis. Pendant ses vacances de 1931 dans la station thermale de Vernet près de Perpignan, Charles et son ami Max sont aperçus, nus, s'étreignant dans les jardins du casino. Dénoncés, ils sont condamnés à trois jours de prison pour "attentat à la pudeur" [1]
Cette aventure est bientôt oubliée, car le petit provincial s'introduit rapidement dans le milieu homosexuel parisien. Ses premiers poèmes dédiés à Montherlant sont publiés par Paul Léautaud. A dix-huit ans, il fréquente déjà quotidiennement Max Jacob, qui lui conseille de ne pas publier ses poèmes mais de les chanter, et Jean Cocteau va le convaincre de les mettre en musique. Dans ses premières compositions, il est très influencé par Mireille, et reconnaît que c'est la chanson Couché dans le foin qui l'a décidé à écrire. Son inspiration perpétuelle oblige parfois ses amis à transcrire sur une feuille volante, dans le train ou dans un restaurant, les notes qui jaillissent de sa bouche. Pour passer l'examen d'entrée à la SACEM, (à dix-huit ans il va devenir le plus jeune parolier) il est obligé d'obtenir la signature de son père, car la majorité est alors à 21 ans.
Cette même année, Charles rencontre le pianiste suisse Johnny Hess. Le couple qui partage la même passion pour le jazz, voyant des duettistes sur la scène de Bobino, décide de monter également sur scène. Johnny compose la musique qu'il joue au piano et Charles chante les paroles qu'il a écrites, bientôt sur sa propre musique Son talent est très vite reconnu par les poètes consacrés: Supervielle, Paul Fort, Philippe Soupault admirent et soutiennent "le fou chantant" dont le style profondément original renouvelle la chanson française
Engagés par Henri Varna au Palace, Charles et Johnny connaissent rapidement le succès. Ils se produisent ensuite au Perroquet, puis au Fiacre, rue Notre- dame de Lorette, établissement qui restera le rendez-vous des homosexuels jusque dans les années 50.
En 1936 Maurice Chevalier interprète Y'a de la joie au Casino de Paris et incite le jeune-auteur-compositeur à chanter sur scène ses propres compositions. Mais Charles ne connaît pas les notes, il a besoin du compositeur Wall-Berg qui l'écoute chanter au piano, transcrit les notes et fait l'orchestration.
Après des débuts à Marseille, Cocteau dans le journal Ce Soir compare Trenet à Villon, Rimbaud, Verlaine, Apollinaire! le voilà lancé. A l'ABC le triomphe est encore plus éclatant et il obtient le Grand prix du disque avec Boum. En 1938, Charles a les moyens de se faire construire une maison dans le style Hollywood, sur ses propres dessins.
Mais les bruits de bottes se rapprochent. Peut-on en vouloir à l'artiste d'avoir chanté, après la défaite de 1940, Y'a de la joie et Qu'elle est jolie la France et d'avoir tourné 6 films pendant l’Occupation ? Plutôt pardonner au comédien qui a continué à faire son métier. D'ailleurs un seul film, Adieu Léonard réalisé par les frères Prévert, mérite de ne pas tomber dans l'oubli. Après la débâcle de mai 40, il parvient à se faire rapidement démobiliser. Mais " l'ordre moral" de Vichy surgit. Les collaborateurs jugent le chanteur trop Yé Yé, trop Zazou et ses chansons "décadentes". Pire encore, les antisémites l'accusent d'être le petit-fils d'un rabbin, qu'il s'appelle Netter, et d'avoir fait un anagramme avec son non ! La mère de Charles devra retrouver les extraits de naissances sur quatre générations!
Les Pétainistes, qui ne sont pas à une contradiction près, lui demandent ensuite d'interpréter la chanson officielle Maréchal nous voilà. Il refuse, mais se sent obligé de donner des gages en composant La Marche des Jeunes, qui deviendra l'hymne des Chantiers de Jeunesse. Il poursuit l'enregistrement de ses chansons sur disque, se produit sur plusieurs scènes parisiennes et fait même une tournée avec le cirque Medrano !
Il va bientôt devenir le compagnon inséparable de Corinne Luchaire. Bien que cette liaison n'ait aucun caractère sexuel, il se gardera bien de démentir les journaux qui parlent de mariage, car dans le climat homophobe de l'époque, un homme marié rassurait l'opinion publique. Toutefois en 1944, cette liaison lui sera reprochée, car Corinne, était la sœur du collaborateur notoire Jean Luchaire, directeur du Journal raciste et antisémite Le Matin.
En 1943, Trenet tentera de refuser une tournée en Allemagne avec Edith Piaf, mais les autorités avancent le prétexte de distraire les prisonniers. Hitler assistera à une représentation, ce qui va encore compromettre le chanteur. En fait, les jaloux reprocheront à Trenet d'avoir continué à travailler pendant l'Occupation et le Comité d'Epuration le condamnera à 18 mois d'interdiction de travail, punition qui n'était pas vraiment justifiée.
Mais si la France le boude, l'Amérique est prête à l'accueillir, il s'y rend une première fois en 1946. Puis regagne Paris en 1947 retrouver un public chaleureux à Pleyel.
Pendant le vol de son second voyage aux Etats-Unis en 1948, il a un rapport sexuel avec son secrétaire, rapport sexuel discret, mais cependant dénoncé par les passagers. A l'atterrissage, il est arrêté et interné à la prison d' Ellis-Island pendant un mois : " soupçonné d'être homosexuel".
De retour en France, le succès ne tari pas. A partir de 1950, ses chansons à double entente, à double sens, font la nique à la censure des mœurs et réjouissent les homosexuels qui comprennent. Charles réussit à évoquer la drague des Tuileries (lieu de rencontres homosexuelles depuis le XVIIème siècle) dans Le Jardin extraordinaire où " les canards remuent leur derrière", " les statues la nuit venue s'en vont danser sur le gazon", " le Maire et le Sous-préfet, roses d'émotion, contemplent la lune", "Un ange du bizarre nous dit: étendez-vous sur la verte bruyère" Toutes ces allusions sont lumineuses pour les initiés. De même dans L'abbé à l'harmonium: "Mon dieu comme il pédalait, qu'il pédalait bien l'abbé". Il est également aisé pour un homosexuel de décoder dans les paroles de" la Flûte du maire, le sens parfaitement érotique: «Il m'invite dans sa hutte / En me montrant sa flûte /Me dit d'un air gourmand / Je vous veux bien pour gendre / Mais avant faut apprendre / A jouer de cet instrument" . Trenet fait ses premiers "adieux" en 1955 à l'Olympia.
La période yéyé crée une nouvelle mode, ses chansons tombent provisoirement dans l'oubli, il subit une traversé du désert. Comble de disgrâce ! son secrétaire, pour se venger d'avoir été renvoyé, l'accuse d'avoir eu des relations avec des garçons dont deux ont vingt ans. (En 1963, la majorité est encore à 21 ans ). Condamné en première instance à un an de prison et à 10.000 francs d'amende pour " acte impudiques et contre-nature avec des mineurs" il est incarcéré quelques mois, et finalement relaxé en appel.
Cette affaire le touche profondément et le déprime. Il avait toujours pris grand soin de dissimuler son homosexualité, et le voilà contraint de se dévoiler. Quelques années plus tard, cela n'empêchera pas Jacques Chirac de lui remettre le cordon de Grand Officier de la Légion d'Honneur. Le chanteur fait ses seconds "adieux" à l'Olympia en 1975.
En 1977, Jacques Higelin sort Trenet de sa "retraite" en l'invitant au Printemps de Bourges. Le poète, qui la rose au poing soutient la gauche en 1981, a un faible pour les honneurs: En 1983 il se présente à l'Académie française, c'est un échec, il est en meurtri.
Trenet demeure pourtant indémodable, il fête ses 80 ans à l'Opéra Bastille en mai 1993 en présence de François Mitterrand et continue à se produire jusqu'à la limite de ses forces. Il chante assis à la salle Pleyel en novembre 1999, son dernier concert. Les décorations pleuvent : Commandeur de l'Ordre du Mérite, des Arts et Lettres, et pour le consoler de son échec à l'Académie française, il est nommé membre de l'Académie des Beaux-arts. Il meurt le 19 février 2001 à l'âge de 87 ans.
Georges El Assidi, son compagnon dévoué, son fils spirituel depuis vingt ans, l'assistera jusqu'à la fin et sera son unique héritier.
Bien qu'il ait été refusé à l'Académie française, l'authentique poète est assuré de l'immortalité: La Mer, gravée en 4.263 enregistrements différents, sera jouée plus de 25 millions de fois et génèrera plus de droits d'auteur qu'aucun autre thème au monde.
Michel LARIVIERE
Sources : Ségot, Jean-Philippe, Charles Trenet à ciel ouvert, Fayard, 2013
Trenet, Charles, Le Jardin extraordinaire, les chansons de toute une vie, Livre de Poche, 1990
[1] Ces faits sont tirés de l' exhaustive et monumentale biographie de Jean-Philippe Ségot, Charles Trenet à ciel ouvert, ( Fayard, 2013)