Michel Eyquem, naît au château de Montaigne en Dordogne en 1533. Après des études de droit, il succède à son père comme magistrat au parlement de Bordeaux, en 1558. Il a 25 ans, lorsqu’il encontre Étienne de La Boétie, juriste également, qui en a 28.
L’amitié qui les unit n’a pas pris naissance dans la beauté d’un corps, mais dans la rencontre de deux esprits. Cette amitié a pourtant bien les accents de l’amour quand Montaigne cite Cicéron :
« Qu’est-ce que cet amour- amitié ? D’où vient qu’on n’aime ni un jeune homme laid, ni un beau vieillard ? »
Plusieurs générations d’historiens homophobes vont s’acharner à écrire que l’affection qui unit le philosophe et l’écrivain est purement spirituelle, union de deux beaux esprits, passion de deux belles âmes. Mais si on lit attentivement « De l’amitié », dans Les Essais, il apparaît clairement, lorsque Montaigne parle de La Boétie, qu’il s’agit d’amour. Et retraçant son voyage à Rome, Montaigne n’a-t-il pas écrit sa sympathie, ou pour le moins sa tolérance, à l’égard des homosexuels :
« À Rome, des Portugais s’épousaient mâles et mâles à la messe, avec mêmes cérémonies que nous faisons aux mariages, faisaient leurs Pâques ensemble, lisaient le même évangile de noces, puis couchaient et habitaient ensemble. Il fut brûlé sept à huit Portugais de cette belle secte. »
Qui était donc ce jeune homme qui va le séduire ? Un petit prodige des Lettres, traducteur dès l’âge de 14 ans des auteurs grecs et latins, auteur à 18 ans du Discours de la servitude volontaire, texte puissant et subversif qui dénonce le pouvoir absolu. Cette rencontre va déclencher avec une extraordinaire rapidité la passion d’un amour exclusif et fou :
« Notre première rencontre, qui fut par hasard durant une grande fête, nous nous trouvâmes si pris, séduits, conquis l’un par l’autre que rien dès lors ne fut si proche que nous deux. Je ne sais quelle quintessence de ce mélange saisit toute ma volonté, l’amena à se perdre dans la sienne. Je dis perdre, à la vérité, car je ne me réserve rien qui me soit propre, rien qui ne soit sien et mien à la fois. »
Montaigne parle toujours d’« amitié », mais le masque tombe alors qu’il compare son « amitié » pour La Boétie avec celles des femmes, à qui il reproche « l’inaptitude à dresser telle accointance libre et volontaire, où non seulement les âmes ont cette entière jouissance, mais encore où les corps ont part à l’alliance. Le feu qui me porte vers vous est plus actif, plus cuisant et plus âpre. C’est une chaleur générale, constante, universelle. […] Jusqu’à ce jour je pensais qu’il fallait seulement se prêter à autrui et ne se donner qu’à soi-même, je me trompais. C’est une absolue et divine perfection de savoir loyalement jouir l’un de l’autre. Nos âmes se sont considérées d’une si ardente affection découvertes jusqu’au fin fond des entrailles, que je connais la vôtre comme je connais la mienne. »
Par mégarde, Montaigne laisse tomber le masque : les corps ont donc « part à l’alliance ». Mais il se rattrape vite, car il ne peut aller plus loin dans l’aveu sans risquer le bûcher pour sodomie. Aussi, écrit-il par prudence : « L’amour que je vous porte ne peut être comparé à cette licence grecque qui nécessite la disparité d’âges des deux amants, qui fait qu’on aime ni un jeune homme laid, ni un vieillard. […] L’amitié qui me porte vers vous a pris sa source non dans votre beauté mais dans la rencontre de votre esprit. »
Les biographes vont se précipiter sur cette phrase pour arguer que Montaigne répugne au contact physique avec La Boétie. N’est ce pas, au contraire, pour se dédouaner ? Et dans la citation suivante, encore un aveu caché, un plaidoyer discret :
« Les hommes sont tourmentés par les opinions qu’ils ont des choses et non par les choses elles mêmes. L’attachement d’un homme pour un autre homme n’est en soi ni bien ni mal, ce qui compte c’est la place du bien et du mal et l’idée que s’en font les hommes. C’est une hardiesse dangereuse et une absurde témérité de mépriser ce que l’on ne conçoit pas. Si on me presse de dire pourquoi je l’aime, je sens que cela ne peut s’exprimer qu’en répondant de la façon la plus simple et la plus naïve : “Parce que c’était lui, parce que c’était moi.” »
Sur son lit de mort, La Boétie confie tous ses manuscrits à Montaigne et lui demande de lui réserver une place dans son tombeau. Après la mort de son ami, le 18 août 1563, Montaigne se retrouve veuf, porte le deuil. « La vie n’est plus que fumée et nuit obscure. […] Je ne fais que traîner en languissant et les plaisirs qui s’offrent à moi, au lieu de me consoler me redoublent les regrets de sa perte. […] Nous étions à moitié de tout, il m’était plus cher que la vie, je l’aimerai toujours.»
C’est sous le masque des citations latines que Montaigne va oser avouer son véritable amour : « Ô mon frère qui m’a été arraché pour mon malheur ! Avec toi, notre vie tout entière est descendue au tombeau. […] Ne te parlerai-je plus ? Ne t’entendrai-je plus me parler, frère qui m’était plus cher que la vie ? Du moins je t’aimerai toujours. » Et après Catulle, voici Térence : « J’ai décidé que je ne devais plus prendre aucun plaisir, puisque je n’ai plus celui qui partageait ma vie. »
Montaigne va attendre deux ans pour surmonter sa douleur, et sur les recommandations de son entourage, il se résoud en 1565 à épouser Françoise de La Chassaigne, une riche héritière. Il fera successivement six filles à son épouse, pour assurer sa postérité, l’unique raison pour laquelle il a consenti à se marier. Il donne d’ailleurs libre cours à sa critique de la vie conjugale : « Le mariage est une cage, les oiseaux désespèrent d’en sortir. Outre que c’est un marché qui n’a que l’entrée libre, sa durée étant contrainte et forcée, il y survient mille complications suffisantes à rompre le fil et troubler le cours d’une vive affection. » Seule une de ses filles survivra. La postérité assurée, il va pouvoir se consacrer à faire éditer tous les manuscrits de son ami, proclamant que c’est un génie méconnu : « Étienne de La Boétie est le plus grand écrivain du siècle ! » C’est très exagéré, mais l’amour est aveugle…